Le grand verger (suite)
L’orage de la nuit a détraqué le temps, il pleut beaucoup le matin, il pleut encore plus l’après-midi, le verger n’est guère praticable, Jacqueline n’osera sortir peur de gâcher sa permanente.
Charles me convoque dans son bureau, je crains cette sorte d’invitation officielle, je retrouve son épouse et sa fille, elles sont souriantes, l’ambiance semble détendue, je suis rassuré.
- Assieds-toi grand.
Je sursaute, cette appellation est nouvelle dans la bouche de mon oncle, aurait-il besoin de moi?
- Nous avons de la visite dimanche, nous avons invités monsieur et madame Durieux à déjeuner, les industriels, le projet de la scierie est sur les rails...sur le site de l’ancienne gare.
Voilà mon oncle qui fait des jeux de mots à présent, c’est aussi une nouveauté, je ris poliment alors que tante Alice remue la tête d’un air entendu.
- Une chance pour notre village et pour nous également, nos grumes vendues à coup sûr, aux meilleurs prix étant donné le peu de transport...j’ai besoin de ton accord Olivier...j’envisage... nous pourrions envisager de mettre des capitaux dans l’usine de monsieur Durieux, de nous associer à lui, à son affaire en quelque sorte. Un pied dans la société nous donnera un droit de regard, tu comprends, une assurance pour la pérennité d’un employeur local, il faut voir l’avenir sans se voiler la face, avec l’avènement des tracteurs, les petites fermes vont disparaître, les fermiers devront se diriger vers d’autres débouchés, travailler dans les usines, en ville, si nous avons des emplois sur place, ils ne quitteront pas le village.
Vincent vient de nous rejoindre, Charles continue son laïus.
- Nous pourrions créer une société, nous trois, j’ai demandé conseil à un expert-comptable, nous verrons toutes les formalités ensemble, si tu es d’accord.
Je me méfie des combines de mon oncle, je pense que je vais demander l’avis de notre notaire.
- Je précipite un peu les choses, mais tu vas bientôt partir pour Nancy et, d’autre part, j’aimerais que tout soit réglé avant que Vincent et Béatrice prennent la ferme à leur compte, en mai prochain.
Nous bavardons encore quelques minutes, évoquons les travaux à effectuer sur le toit du château, parlons de l’aménagement de la route d’accès qui doit être renforcée pour supporter le tracteur, de la modernisation du logement d’André.
- Auguste et Marie-Jeanne se faisaient du souci concernant le logement qu’ils occupent, je les ai rassurés, même si l’un des deux disparaissait, l’autre restera en place.
- Tu as bien fait de leur dire, mon garçon.
J’ai bien fait d’en parler surtout, Charles ne pourra plus se dédire et Vincent est dans le coup.
- Et la bague?
Cette question jette un froid, Charles est contrarié, évasif.
- La bague? le diamant? il a rejoint ses semblables, à l’abri, dans le coffre d’une banque, l’inventaire est déposé chez maître Henry, si tu veux le consulter, libre à toi, nous réglerons cette affaire de bijoux plus tard, quand tu auras une fiancée, n’achète aucune bague, ton grand-père en offrait une à maman à chaque cinquième anniversaire de mariage, tu auras le choix.
Il fait beau ce mardi, le matin je vais à Montclair faire quelques courses, j’ai envie d’acheter un petit poste de radio, il me servira à Nancy.
- Nous partons tous cet après-midi, si tu as le temps, cueille-moi une dizaine de belles pommes, je te ferai une compote.
- Bien ma tante, votre commande sera honorée.
J’ai un motif pour aller dans le verger, je suis à peine sous le porche que Jacqueline me rejoint.
- Olivier Montcy vous êtes un dégonflé, une poule mouillée, hier, je t’ai attendu dans ta cabane, dommage, le bruit de la pluie sur les tôles était agréable à entendre, seulement, le temps de traverser la cour, j’étais trempée.
-Une bonne douche pour éteindre le feu qui brûle en toi, de temps en temps.
- Si tu me parles sur ce ton, au revoir, et ne compte plus sur moi pour calmer tes pulsions.
- Mademoiselle emploie des grands mots, depuis qu’elle fréquente des notables.
- Et encore tu ne sais pas tout, petit morveux...allez viens, j’ai peu de temps à te consacrer...non, pas dans ta cabane bambou, elle est dégoûtante, j’ai souillé ma jupe... tu as déjà pratiqué dans le foin, c’est vachement excitant.
- Je suis un débutant, je n’ai pas encore exploité tous les endroits possibles.
L’odeur qui flotte dans cette grange sombre me fait éternuer.
- Le rhume des foins, c’est connu, même en été.
Jacqueline est comme chez elle, ce doit une habituée des lieux, elle m’attire vers une échelle, monte la première, m’accordant une vue qui fait monter mon désir de plusieurs ...échelons.
- Du regain, un vrai coussin.
Je ne peux qu’approuver, en plus le matelas dégage des effluves envoûtants.
- Tu peux m’inviter dans ta tour, j’y allais avec ma mère, du temps de ton grand-père, faire le ménage, je passe par derrière, je te rejoins au pied de l’escalier.
Je secoue mes vêtements, des brins de regain se sont incrustés partout, il va falloir que je me débarrasse de tous ces indices avant de me présenter devant ma mère, avec sa manie de m’examiner de haut en bas.
-Tu n’as rien changé, j’aime bien cette pièce, l’odeur de ton grand-père est encore présente.
-Tu l’aimais bien ?
-Ton grand-père ? Naturellement, je l’admirais, érudit et poli.
-Tu penses qu’il avait une maîtresse ?
-Possible, c’était un bel homme malgré son âge et…
Jacqueline regarde par la fenêtre qui donne sur le pont du chemin de fer, elle avait manifestement envie de changer de conversation.
- Beau poste d’observation, papa me disait que pendant la guerre, monsieur Montcy surveillait les mouvements de boches avec ses jumelles, c’est lui qui indiquait les cibles pour les avions Anglais.
- Que racontes-tu?
- Tu n’étais pas au courant, bof c’est de l’histoire ancienne.
- Attends, tu es certaine de cela? je vais demander à Bastien.
- S’il te plaît ne dis rien à mon vieux, il me cognerait, c’était un secret.
- Qu’il t’a dévoilé.
- Un jour qu’il avait bu un coup de trop.
- D’accord mais dans ce cas, tu poursuis ta phrase de tout à l’heure.
- Tu es bien un richard toi, du chantage, tu veux savoir la vérité?
- J’aimerais bien.
- Ton grand-père avait une maîtresse en effet.
- Tu sais qui ?
- Même sous la torture je ne te le dirai pas.
- Un indice.
- Non...à propos, je voulais t’avertir que c’était notre dernière rencontre avant longtemps, je pars en croisière, demain Paris, fin de la semaine je vogue vers les Caraïbes, nous voguons, Gaëtan et moi.
- Gaëtan c’est ton chien? les Caraïbes, c’est le nom d’un boui-boui.
- Mauvaise graine de Montcy, tu es persuadé qu’une pauvresse comme moi va rester dans la mouise, ce Gaëtan est un homme et il plus riche que toi, nous allons nous fiancer et ensuite passer devant monsieur le maire et monsieur le curé, terminé les ménages, au contraire je vais avoir des domestiques.
- Un type âgé je parie.
- Tout juste la quarantaine, j’étais sa première femme, encore puceau a cet âge avancé.
- S’il t’avait connu avant il aurait été plus précoce, et quel métier exerce ce fameux Gaëtan?
- Aucun, enfin son paternel est éditeur, il prendra la relève dans quelques années, il n’est pas pressé, pour le moment il vit tranquille.
- Tu vas habiter Paris?
- L’hiver à Neuilly, c’est aux portes de la capitale, et l’été à Quiberon, c’est d’ailleurs en Bretagne que j’ai fait la connaissance de mon futur mari, sa villa est voisine de la bicoque du notaire.
- Et tu l’aimes?
- Tu retardes, aimer, aimer, c’est bon dans les romans et au cinéma, estimer, comprendre, supporter, cela suffit, surtout quand le compte en banque est bien garni.
-Tu es ignoble.
- Tu as des livres originaux, tu les lis? je comprends mieux ton savoir-faire, moi qui pensait que tu avais pris des cours pratiques avec ta cousine.
- Tiens regarde celui-là.
Je lui tends le Kama-Sutra.
- Oh ! là là...oh! les dessins, drôlement osés.
- Je t’en fais cadeau, pour compenser le nettoyage de ta jupe.
- Sans blague, merci, Gaëtan va encore rougir comme une pivoine.
- Vous pourrez expérimenter les positions dans la cabine de votre paquebot, le roulis et le tangage vous aideront.
- Bon, je me sauve si la Montcy me voit avec toi, elle me balance par la fenêtre, à bientôt et merci pour...le livre.
Je peux aller cueillir les pommes à présent.
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