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Un second souffle

Ce doit être facile de retrouver les noms des cinq chasseurs qui accompagnaient mon père, madame Verlier refuse de m'aider, je me débrouillerai seul, un tour chez la belle Gisèle, c'est bien le diable si je ne rencontre pas un bavard dans son estaminet.

- Monsieur Demoulin! je pensais que vous aviez fait vos valises depuis longtemps, que vous aviez quitté  la vallée, vous tenez le coup dîtes-donc, vous vous plaisez à ce point dans ce trou?

- L'air est pur, les femmes agréables.

- Les femmes, à votre âge... je dis des bêtises, vous êtes encore bel homme, et bien sympathique, cela nous change des rustres que nous avons l’habitude de rencontrer...mon invitation, pour un de ces lundis, elle tient toujours vous savez.

Décidément, je plais aux vendeuses de bières et de canons.

- Vous avez des chasseurs parmi vos clients?

- Tous les hommes sont plus ou moins chasseurs ou... braconniers, les forêts toutes proches ….

- Des anciens.

- Vous voulez dire des vieux...le père Manaux est un ancien chasseur, il ne chasse plus, heureusement pour les autres, il ne saurait plus faire la différence entre un sanglier et un traqueur.

- C'est un habitué de votre établissement? il vient régulièrement?

- Les dimanches après-midi, une tablée qui joue encore à la manille, la dernière et elle est chancelante; quand j'ai pris la relève, c'était quatre ou cinq tables qui tapaient le carton, belote et manille, les joueurs  sont presque tous au cimetière à présent, ils doivent sortir de leur trou et jouer quelques parties les nuits de pleine lune.

Deux clients viennent d’entrer et s’installent au comptoir, je préfère me retirer, je reviendrai dimanche, ce père Manaux est peut-être intéressant.

- Monsieur Demoulin, encore dans nos murs, ça fait du bien de se retremper dans ses souvenirs de jeunesse, hein !

Je ne connais pas l'homme qui m'interpelle, lui par contre doit me connaître.

- Je m'appelle Yves Lenoir, mon grand-père était un copain de votre papa, le mien a  été dans la grande école avec vous, il m'en parlait encore il y a deux ans, je ne sais plus à quelle occasion.

Lenoir, ce nom m'est connu, j'ai la mémoire des noms plus que des visages.

- Michel Lenoir, c'est cela n'est-ce-pas? c'est votre père.

- C'était.

- Il n'est plus de ce monde?

- Comme vous dites, mais je ne sais pas si il est dans un autre, il est parti l'an dernier, d'un seul coup, crise cardiaque, il avait déjà eu une alerte deux ans avant, que voulez-vous, le travail, l'usure, les soucis, dans notre métier d'agriculteur.

Ce gaillard me fiche un sacré coup de vieux, il doit approcher la quarantaine,  mais sa bouche est partiellement édentée, ses cheveux sont clairsemés, son dos  est voûté; et dire que j'étais à l'école avec son père!

- Votre paternel a bien fait de laisser tomber la culture, c'est de plus en plus difficile, c’est le bagne, si vous n'avez qu’une ferme moyenne, des terrains pénibles à travailler, vous crevez à petit feu.

J'ai déjà entendu ces jérémiades de la part des agriculteurs, certains ont des raisons de se plaindre mais d'autres!

- Ah! oui je cherchais pourquoi nous avons parlé de votre famille, des lettres que mon grand-père avait gardé, il était conservateur, des lettres de Roger Demoulin, ils ont du correspondre quelques temps, après votre départ d'Hauréville.

- Des lettres de mon père?

- Oui, une dizaine environ.

- Et vous les avez encore?

- Je ne pense pas, nous avons fais le ménage dans son gourbi, le grand-père vivait seul depuis quinze ans, un chantier, fallait voir, faudrait que je demande à Yvette, ma femme, mais je crois que nous avons fait un feu avec toutes les paperasses.

- Votre grand-père était chasseur?

- Quelle question, un cinglé de la chasse, il a filé le virus à mon vieux et moi je suis atteint aussi... mais justement en parlant de chasse, un certain Georges Mathieu voudrait d'acheter une action dans notre société, c’est un ancien d'Hauréville, vous le connaissez?

- Et monsieur Manaux?

- Le père Manaux, il faisait partie de la fine équipe lui aussi.

- Quelle fine équipe?

- Je dis ça comme ça, c'est pareil que le reste, dans ce temps-là, la chasse revenait moins cher que maintenant, le permis se donnait à n'importe qui, il y avait moins de contraintes, pas de quotas... à présent le vieux ne raconte que des conneries, il n'a plus sa tête, ne lui demandez pas de vous parler de la chasse, il délire, il est tout juste bon à jouer à la manille et encore, hein Gisèle.

Etrange, que mon père corresponde avec un ancien Haurévillais, étaient-ils si copains que cela ou avaient-ils des souvenirs en commun, des souvenirs peu reluisants; dommage que Michel soit mort, il avait peut-être recueilli des confidences, et que racontaient ces lettres?

- Mais vous êtes libre ?vous pourriez venir à la maison, Yvette nous dira si les fameuses lettres sont partie en fumée...combien je te dois Gisèle.

- Non laissez.

Je m'empresse de régler l'addition, je sais que c'est un excellent moyen pour obtenir une aide.

- Merci, alors vous me suivez.

La cour de la ferme est merdouilleuse, il faut regarder où mettre les pieds, les bâtiments sont un peu délabrés, à l'image d'Yves Lenoir; le corps de logis ne respire pas la santé, les quelques fleurs étiques qui essayent d'agrémenter la façade ne suffisent pas à donner de la gaieté à cet ensemble.

- Attendez, je vous ouvre la porte de devant.

La porte d'entrée ne doit s'ouvrir que pour les hôtes de marque, elle frotte, résiste,  les résidants et les visiteurs ordinaires doivent passer  habituellement par les écuries. Odeur de moisissure dans un long couloir et, guidé par Yves, je pénètre dans une grande salle commune; assez bien tenue tout de même, des appareils ménagers modernes cohabitent avec d'anciens meubles, l'hôtesse est un peu gênée en m’apercevant.

- Vous inviter ainsi, à l'improviste, pardonnez le désordre.

Moins défraîchie que son mari madame Yvette Lenoir, seulement ses longs cheveux bruns auraient besoin d'un bon shampooing, sa blouse est passée à côté de la dernière lessive, incroyable qu'à notre époque des gens relativement jeunes vivent dans un tel état;  les plaintes d'Yves doivent être justifiées, les dépenses d'apparat sont limitées.

- Asseyez-vous monsieur Demoulin, alors, vous vous plaisez bien chez nous, que voulez-vous boire?

- Rien merci.

- Pas question, Yvette va donc chercher une bouteille de Côtes-du-Rhône.

Je dois faire un effort, boire du rouge entre les repas est contraire à mes habitudes mais c’est difficile de refuser au risque de vexer.

- Les lettres de grand-père? Monsieur Demoulin aurait bien voulu voir celles que son père avait écrites, tu te souviens ?

- Il avait gardé tout son courrier, depuis des années, vous parlez, les souris avaient  fait des nids dans les papiers, nous avons tout brûlé dans la chaudière.

Encore un espoir qui s'envole, reste le vieux Manaux, j’espère qu'il n'est pas aussi lézardé qu'annoncé.



29/10/2012
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